lundi 26 septembre 2011

Dans le Bronx, Maricris fait du rangement

A la fin des années 1970, elles habitaient un quartier en ruine, le Sud-Bronx, oubliées des politiques urbaines, laissées à elles-même, en plein chaos. Les immeubles sautaient, car les propriétaires préféraient toucher les assurances plutôt que de les louer aux pauvres. La tante de Maricris était alors toute jeune, et elle trimbalait la môme entre les parties de stick ball le jour et quelques comptines péruviennes le soir. C'est en mâchant des feuilles de coca dans le noir qu'elle veillait chaque soir sur la petite fille endormie : grâce à elle, Maricris eût une enfance de rêve. C'est comme ça que Trujillo, plus tard, la reçut comme une princesse directement importée du paradis américain, elle la lolita à l'épreuve des balles perdues et des sachets de cracks, sans jamais ou presque le savoir. Elle conserva un amour illimité pour sa vieille tante et à l'aura de son succès médiatique, elle n'oubliait jamais de lui rendre visite. Le Bronx était entre temps redevenu nettement plus fréquentable. Les B-boys aussi : ils étaient maintenant des attractions touristiques, comme les lionceaux du parc zoologique tout proche. Les artistes remplaçaient progressivement les gangstas et les rebelles taggaient sur des tableaux. Times were changing chantait le vieil homme mélancolique. On se croirait presque à San Francisco.

La cuisine était emplie d'un épais nuage aux senteurs tropicales, des oignons, des tomates frémissaient dans une poêle, et le poisson donnait en grillant sur la plancha un air de picnic improvisé sur une plage du Pacifique.  Maricris avait de nouveau échoué ici, sur la 174ème rue, et elle comptait pour la millième fois ses valises dans le salon de sa tante. C'est alors que le téléphone retentit. "Crissita, c'est pour toi". Au bout du fil, une voix étrange et familière.

- Maricris, où est ma valise ?
- Saïf? Mais où es-tu? De quoi parles-tu?
- Ma valise. Il n'y a pas de prince russe. C'est moi, c'est ma valise. 
- Comment sais tu pour le prince ? Et puis où étais tu tout ce temps, pour mon anniversaire ? J'en ai marre, Saïf, et j'ai bien réfléchi : c'est fini entre nous, pour un moment, on doit faire un break.
- Maricris, il me faut cette valise, elle m'appartient, je dois veiller sur elle comme une oeuvre d'art. Elle doit me revenir, reste où tu es, je vais essayer de venir à New York. C'est elle que je cherchais et qui m'a empêché de venir à temps te retrouver à Budva. Je suis désolé mais attends moi, j'arrive.
- Inutile, je n'ai plus cette valise.
- Quoi?!
- Je ne l'ai plus, elle à dû se perdre à une escale, ou bien... 
- Ton vol?
- Malev, via Budapest et Milan.
- Maricris, écoute-moi...
- Laisse-moi, Saïf, je ne veux plus t'entendre (mais elle pensa : je ne veux plus jamais t'entendre, abandonnant ainsi son idée initiale qui était de breaker). 

Et sur ce, elle raccrocha. C'est alors qu'elle entendit sa tante, comme au bon vieux temps, l'appeler d'un long et joyeux "Criiiisita, c'est seeerviii!". Elle n'avait plus qu'à suivre le parfum du sudado pour entamer une nouvelle ère, laissant son ex au placard des souvenirs comme on range un vieux CD de hip-hop dans un carton qui ne s'ouvrira plus que par accident. Boogie down, Miss Rubio, qui garda pour le dessert les fruits du hasard, qu'ils soient sortis, ou non, du fond d'un placard.

Plus :

     

Agrandir le plan

vendredi 16 septembre 2011

A Belgrade, Yohann est en Mitteleuropa

Budapest est vide d'indices pour Yohann. La Hongrie est le pays plus triste d'Europe selon les sondeurs. Ici, on se dit volontiers mélancolique. Mais il en faut plus pour qu'il se sente hongrois : il est déterminé, veut prendre la route du sud, du nord, de l'ouest, n'importe quelle route pourvu qu'elle lui offre un espoir de mettre la main sur l'assassin de son frère. Il possède un portrait-robot qu'il a lui-même dessiné, l'esquisse d'une main tatouée et quelques coupures de journaux, à sensation le plus souvent, et quelques unes dont la fameuse du "boucher" d'el Pais, qui a lancé les hostilités et la traque pan-européenne, avant de progressivement s’essouffler.

Son aventure hongroise ne dure pas très longtemps. Il est vite à Belgrade après avoir suivi une jolie Serbe de Novi Sad qui écouta son histoire dans un bar non loin du Danube, en buvant chacun de ses mots comme une série de shots, de plus en plus douloureux mais de plus en plus humains. Cette nuit-là et les quelques jours qui suivirent, elle lui donna ce qu'il cherchait le plus au monde, une étreinte et du réconfort, et cette douceur adolescente qui lui permit de reprendre entièrement à son compte, plein d'optimisme et de fraîcheur retrouvés, l'impitoyable machine du destin.

Il errait désormais dans les rues de Belgrade, arpentant le bitume neuf posé par les chenilles Carterpillar, effleurant les étalages de marché où il dérobait quelques fruits, des cerises et des pommes yougoslaves le plus souvent, s'aspergeant ensuite de l'eau des fontaines, à l'aube, sans aucun but bien précis si ce n'est d'interroger les personnages les plus louches en leur montrant le portrait-robot d'un disparu bien particulier. Il était persuadé que le tueur de Loic était issu de la pègre et que de la pègre il remonterait ensuite à lui. L'ex-Yougoslavie, par chance, ne manquait pas de malfrats en tous genres.

C'est en sortant de l'ascenseur du Stefan Braun, un club prisé de la capitale situé dans un immeuble de bureaux, qu'il tomba, passablement éméché, sur un bande de Kosovars dont il se dit qu'ils étaient forcément au courant. L'alcool lui donna le courage suffisant pour les aborder. Le plus vieux d'entre eux le marqua d'emblée par son physique de talonneur et il sembla y déceler comme un air de famille avec sa cible. Le cou du taureau? Les deux autres, plus grands et plus maigres, on les surnommeraient même flacos en Argentine, étaient tatouées et tous s'exprimaient dans une langue qu'il n'avait jamais entendu jusque-là. Après avoir attentivement regardé le portrait qu'il leur tendit, à la lumière d'un smartphone perçant l'obscurité du renfoncement dans lequel ils se trouvaient au rez-de-chaussée, le mot fut lancé : "Niet". Yohann ne parut pas comprendre, c'était pourtant clair.

Pour eux c'était déjà la deuxième fois qu'un étranger leur demandait service cette semaine ; la première fois c'était un Arabe fortuné qui parcourait les capitales de la Mitteleuropa plus vite qu'un japonais, à la recherche d'une valise griffée. L'Arabe les avaient rincé en dollars, pour la plus grande joie de leur boss. Là il ne s'agissait pas d'une valise mais d'un homme, peut-être même un Kosovar comme eux, et à vrai dire il n'avait aucune envie de se creuser les méninges. Le type, saoul, était probablement fauché et ne valait pas la peine qu'ils s'y intéressent du tout. Mais l'insistance du Breton, farouche et quelque peu déstabilisante pour des caïds de Belgrade comme eux, les força à donner une réponse plus acceptable. Pour Yohann, pas question de se dégonfler, les tergiversations des trois Kosovars étaient le signe d'une piste naissante. C'est alors que le plus jeune des Kosovars suggéra dans une langue plein d'argot, de mettre ce "chien" sur la piste de l'Arabe.

C'est ainsi que l'aîné des Kervadec partit en direction du Monténégro avec une photo qui ressemblait en de nombreux points à celle de Saif al-Islam, alors en pleine orgie pour sa fête d'anniversaire, la seule qu'ils avaient en main et qu'ils avaient déchirée, peut-être bien, d'un tabloid allemand. "This man you must find" furent les mots du vieux caïd.

Yohann se retourna sans attendre, mais il s'arrêta quelques mètres plus loin pour finalement les remercier d'un signe de tête tout aussi ostentatoire que naïf,  alors que ceux-ci juraient déjà dans leurs bombers: "fils de chien, il nous a fait perdre la trace de Slobo, le patron va nous tuer!".

Il contempla ensuite la rue silencieuse et sombre, éclairée seulement par les premiers rayons de l'aube, avant de descendre les marches d'un pas engagé, animé par une certaine fureur de vivre.

En chemin, il entendit le premier rideau métallique se lever.

Plus:
http://www.mrstefanbraun.rs/main_engleski.swf


Agrandir le plan

vendredi 9 septembre 2011

A Lorient, bruits d'avion et hallucinations

C'est aux portes d'un square de quartier, gris et vert, que le taxi lorientais arrête Paco et son bout de papier. Traversant les herbes folles sous les saules qui ne pleurent pas encore, il finit par rejoindre non sans mal le point d'eau qui est aussi le repère du sorcier. C'est là qu'il a une drôle de vision : il se revoit enfant chevauchant le formidable dragon de la fête foraine. Sa mère est là. Elle tient quelque chose de la main gauche et de l'autre, lui fait de grands signes, visiblement heureuse. Le manège tourne, il crie de joie. Soudain, un avion fend lourdement le ciel, il n'a pas encore atteint sa vitesse de croisière. Le bruit de sa course interrompt violemment sa rêverie.

-C'est un long-courrier qui vient de Brest. Maintenant il font des charters pour l'Europe de l'est, les Bretons adorent : on y boit beaucoup et pas cher, les filles sont mignonnes et l'histoire est riche. Budapest, vous connaissez?
-Budapest, oui on peut dire ça. Qui êtes vous?
-Maître Boda, celui que vous cherchez ici, j'imagine. Vous?
-Paco

L'échange est bref, Paco parle très peu mais le sorcier -qui inspirerait une confiance immédiate au plus sceptique des cartésiens- semble pouvoir tout deviner. Lui qui a l'air d'un Bob Marley blanc, dread infinis tongues et costume rasta européanisé par un pantalon souple et classe qui pourrait très bien être celui d'un navigateur multicoque, est en réalité un vrai professionnel qui, adossé à un chêne des marais, toujours le même, s'appuie sans cesse sur la nature pour exercer : "c'est la clé de notre métier!", commente t-il un rien badin avant d'installer son client en face de lui pour le grand rituel. Il maîtrise à merveille le tarot divinatoire, entre autres techniques : il sort un bateleur et un pendu pour Paco, mais doit ensuite s'arrêter car lui-même en proie à une forte hallucination à laquelle, malgré toutes les vicissitudes de son métier, il n'est pas habitué. Il ne lit plus si facilement. Le chamane n'a jamais connu ça, du moins à ce niveau d'intensité. Il prend une inspiration lente puis caresse la peau de son tambour. Son iphone vibre mais il ne l'entend pas. Sortant de sa transe, une seule image imprime sa rétine. Une image qui s'efface progressivement de son esprit et qu'il doit retransmettre aussitôt à Paco, yeux écarquillés, plus fou que toutes les herbes qui l'entourent, visiblement drogué par les effluves de l'encens planté tout autour du chêne : "la Valise est la source, tu dois chercher la Valise".
 

mardi 6 septembre 2011

A Budva, Maricris s'en va

Fini l'été passé à buller et à avaler des tubes entiers de coupe-faim. La bimbo a dépensé tous ses cachets en cachets cette année. C'est vrai que l'ex-Yougoslavie c'est parfois dur à supporter pour une latina pur sang comme elle. Maricris Rubio, la belle de Trujillo, a attendu à Budva des semaines et des mois que son chéri, le fils héritier Saif al Islam, ne vienne la retrouver. Paraît-il que ce dernier est enfin arrivé à Podgorica il y a une semaine déjà mais il a encore une dernière affaire à régler lui a t-il dit, c'est une question de vie ou de mort mais surtout qu'elle ne s'inquiète pas, en tout cas il ne pourra pas la retrouver pour son anniversaire, le 18 septembre, c'est certain, car il est à la capitale pour un petit moment, business my love, qu'elle attende, qu'elle se relaxe, et il arrive dès que tout est fini. "Dès que quoi ?" Elle va avoir 33 ans, fais chier, faut déjà penser à se recycler dans ce métier et en plus son prince charmant est aux abonnés absents! Alors, en nana qui a un peu de respect pour soi, la chica décide de plier bagage, pardon plier ses dizaines de bagages qui jonchent le sol de sa suite nuptiale et qui laissent deviner quantité de vêtements et d’accessoires en tout genre dont, pèle-mêle :

-une robe de soirée en mousseline de soie et dentelle Valentino
-une autre en coton et résille, rebrodée de pois et de velours, plutôt discrète pour son tempérament
-un chapeau en astrakan (avait-elle confondu le Monténégro avec la Russie?)
-quatre paires dépareillées de boots compensées, une rouge et une jaune, flashy, une croco et une léopard, sauvages : les organisateurs de soirées de toute la côte adriatique s'en souviennent encore
-du cuir : des colliers en cuir, un sac cartable en cuir, un pull à empiècements en cuir, une veste en cuir cloqué,  une minijupe en cuir, non deux minijupes en cuir, des mocassins en cuir et vernis rose (le seul cuir pas noir de la série)
-une bonne dizaine de T-shirt en jersey et coton sérigraphiés avec assez souvent des mots anglais imprimés en énorme caractère. On devine ici un "Talking", à moins que ce ne soit justement un "Walking".
-un long poncho d'été, qu'elle a dû inaugurer sur la terrasse de l'hôtel
-un top asymétrique, chic, choc, produit it girl par excellence
-cinq ou six sacs Balenciaga, tous ont l'air en PVC avec un ruban-chaîne en or, mais il y en a un petit sous le top Kenzo, il est en toile brodée monogramme et il s'agit donc probablement d'un LV
- une pile de lingerie et de maillots de bain dans l'esprit color-bloc, très fluo et tape-à-l'oeil donc, et ceux-ci sont à part car (peut-être) encore mouillés, ou bon pour le pressing qui doit bientôt passer relever les fringues à laver. Tout un programme.

A la réception, tout le monde est prévenu. Madame Maricris s'en va. Branle-bas de combat. Pour notre bagagiste senior, c'est une occasion en or et il ne la rate pas : il glisse dans le luxury van la valise LV qu'il sait avoir malencontreusement emportée quelques jours plus tôt à l'aéroport de Podgorica, sans oublier de caresser une dernière fois ses coins en laiton. Retour à la case départ donc pour celle qui commençait à devenir encombrante dans la réserve (on pourrait l'accuser de vol, et il perdrait donc tout droit à sa pension, et devrait  enterrer son rêve de petite maison en bois dans la colline de son village, sa micro-dacha comme il l'appelle, et qui fait aussi la fierté de sa femme avec qui il brouillonne les plans, là ce sera le barbecue, et là l'abri de jardin, chaque fois qu'il a une permanence, c'est à dire presque jamais). Malin comme un monténégrin, il a même prévu sa petite histoire pour rendre l'insertion plus véridique : un jeune oligarque russe, un certain Vassily, pris de passion pour la belle Maricris a choisi de lui laisser ce présent, la valise donc, qui renferme une surprise (de taille souhaiterait-il préciser mais il finit par juger ce détail inutile et l'écarte) mais qu'elle ne doit ouvrir que de retour chez elle, ce point est absolument nécessaire et il insiste bien, et pour confirmer la beauté du geste passionné Vassily a maladroitement écrit ces quelques mots en cyrillique que le bagagiste de ce pas traduira : "ne vous inquiétez surtout pas, maya kiska, la seule chose d'explosif dans cette valise, c'est mon amour pour vous !"

Plus:
http://www.moda.com.pe/te-mueve/moda-clip/maricris-rubio-dej%C3%B3-boquiabierto-%E2%80%98platanazo%E2%80%99-en-%E2%80%9Cal-fondo-hay-sitio%E2%80%9D


Agrandir le plan

lundi 5 septembre 2011

A Lorient, fin du tournage pour Paco

La lumière du jour brûla les yeux de Paco, le temps n'était pas beau mais lumineux. Shapiro lui jeta son chèque et son anorak : "ne reviens plus me voir, dourak". Fin d'une éphémère carrière. Cette fois-ci, il était seul, sans tip pour rebondir quelque part. Il pensa appeler Mariana en PCV, elle devrait pouvoir le recaser sur un défilé, à Milan. Idée vite écartée car il lui était impossible de faire machine arrière. Le cri des mouettes en vol, tourbillonnant au-dessus du hangar lui rappela, dans un moment de suspension, aveuglé par le soleil invisible, congelé par la fraîcheur du dehors (il était presque nu), celui des vautours dans le désert catalan, quand il avait dû se cacher dans les vignes de grenache, carignan et macabeu : il avait alors pensé à la mort.

Un flyer reposait à ses pieds et il le saisit comme la première chose qu'il ait pu voir en arrivant dans ce monde :

"Professeur Boda 
grand voyant medium compétent"

y annonçait fièrement qu'aucun problème était sans solution.

Il s'habilla sous le rire des oiseaux fous puis héla un taxi direction le jardin des quatre jeudis où officiait le médium lorientais. En partant il put encore entendre Shapiro crier dans son mégaphone : "Vas-y, Laura, fais la hongroise, c'est pour ça que je te paye!". Sur les docks, la tapageuse reconversion était en cours.     

dimanche 4 septembre 2011

A Brest, le deuil et Budapest

Deux garçons sortent d'un cimetière brestois. Heureusement que leur grand-mère a souscrit un contrat de prévoyance "béton" incluant le rapatriement du corps, la toilette funéraire et la mise en bière, sans compter l'inhumation dans un monument tout en sobriété qu'elle a choisi récemment pour sa concession en pleine terre, concession qui a le double avantage d'être un - perpétuelle et deux - à côté de la tombe de Jacky son Jacky auprès duquel elle allait désormais pouvoir trouver le repos éternel, caressée seulement par la fraîcheur du crachin et le nom si doux de son cimetière, Recouvrance. Une profonde grisaille s'abat sur la ville. Heureusement que leur grand-mère a tout anticipé, oui, car sinon les deux frangins n'auraient sans doute que difficilement trouvé la force de se remettre à cette besogne qui depuis l'assassinat de Loïc, marque leur quotidien, de la pause cigarette au whisky avec les copains. La mort violente qui ne vous lâche pas. La mort douce qui vous rappelle la violente. Un cercle vicieux pour Yohann, l'aîné, sans doute le plus marqué. C'est lui qui, dans un élan louable pour penser à autre chose, propose alors à son frère d'aller boire un coup au Tilbury, situé à l'angle d'Anatole France et de Rabelais, non loin du cimetière donc et qui avait entre autres la particularité d'être repérable grâce au signe "Amstel" solidement fixé au dessus de l'entrée. La première bière passe sans un échange de mot. Ce n'est qu'à la première gorgée de scotch que Renan demande "et toi, tu vas faire quoi, maintenant?" comme si la disparition de leur grand-mère devait définitivement diviser la fratrie amenée à se séparer en "toi" et "moi", puis en "lui" et "moi". Renan finit par dire à son frère qu'il a trouvé un bon job, celui de civil work superintendent pour la reconstruction et l'aménagement du nouveau complexe de Bab-al-Azizya, sur les ruines de l'ancien QG de Kadhafi. Il attend le feu vert, imminent, de sa boite d'assistance technique qui d'ors et déjà se mobilise tout entière pour son visa. Il lui paraît indécent d'évoquer son daily rate et il a sans doute bien raison de ne pas le faire. Son frère a de toute façon, lui, un tout autre objectif : depuis le jour de la mort de Loïc en Catalogne, il s'est juré de traquer par tous les moyens celui qui a fait ça. Dans ses souvenirs le couteau occulte parfois la vision d'un tatouage (un maori?) et ce tout petit indice devait lui donner le courage nécessaire de continuer. Interpol, les media espagnols et français, tous se sont mis en branle pour rechercher au delà des frontières ce fugitif mystérieux qui a de sang froid poignardé un honnête touriste français. L'information, les sources, le renseignement, le recoupement : des mots qui remplaçent désormais dans son vocabulaire intime tous les termes de génie civil ou de structure durement appris en alternance de son BTS.Yohann n'est pas nu. Il tient d'un ancien compagnon de piaule à l'armée et qui bosse maintenant sur "l'affaire Loïc Kervadec" pour la gendarmerie, l'information que des écoutes de certains proches du monstre (on parle d'un mannequin à Milan, d'une pute en Slovénie, ce qui prouve bien le côté crapuleux du criminel) ont révélé qu'il se trouve sans doute planqué quelque part à Budapest. La ville revenait en effet souvent dans les conversations, c'est donc probablement un refuge pour celui que les polices n'hésitent plus à surnommer "le boucher Hongrois". C'est pourquoi son annonce, au deuxième scotch posé sur le comptoir, les seuls et uniques mots qu'il adressa à son frère ce jour-là,  parut non seulement fluide mais si implacablement naturelle que Renan n'osa pas, après coup, le questionner davantage :

-Je pars pour Budapest, ce soir.

Restait à faire la valise.

Plus:
 http://www.brest.fr/accueil.html

    
Agrandir le plan